Article de Laurent Ridel, Historien et créateur du site : Décoder les Eglises et les Châteaux
Portrait de Viollet-le-Duc
Viollet-le-Duc, sauveur ou fléau des monuments historiques ?
Excellent connaisseur du Moyen Âge, l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) est célèbre pour ses restaurations d’églises, de châteaux et de fortifications. La Cathédrale Notre-Dame de Paris ou les remparts de Carcassonne lui doivent leur silhouette. Néanmoins, son œuvre et sa pensée trouvent, aujourd’hui comme de son vivant, des détracteurs et des laudateurs.
Un architecte fasciné par l’architecture gothique
L’émergence de Viollet-le-Duc intervient à un moment favorable. Une partie de l’opinion française prend conscience de la perte irrémédiable de monuments anciens : abbayes, châteaux, palais, hôtels particuliers… Faute d’intérêt pour le patrimoine, faute d’argent pour engager des travaux, des édifices du Moyen Âge tombent en ruine ou disparaissent.
Alertée, la monarchie de Juillet (1830-1848) s’implique dans leur conservation et leur restauration. Dès 1830, elle met en place l’embryon d’une administration des monuments historiques. Son rôle : inventorier le patrimoine national, protéger ses éléments les plus menacés, voire les restaurer. Mais la restauration d’un monument du Moyen Âge nécessite des experts maîtrisant l’ancien art de bâtir. Eugène Viollet-le-Duc est l’une de ces perles rares.
Dès 1840, Viollet-le-Duc, âgé de seulement 26 ans, reçoit la mission de sauver l’abbaye de Vézelay. Chef d’œuvre roman, l’église risque en effet de s’écrouler. Cette nomination fait grincer les dents : le jeune homme n’a pas le curriculum adapté. Il a refusé d’entrer à l’École des Beaux-Arts, passage obligé pour tout architecte ambitieux. Il a préféré se former dans les ateliers des professionnels et sur le terrain. D’où plusieurs années de voyage en province et en Italie, à la découverte des monuments du passé. Autre défaut, Viollet-le-Duc n’a aucune expérience de la restauration. Malgré ces deux lacunes, c’est bien à lui que l’État confie le sort de Vézelay. Plus exactement, c’est Prosper Mérimée, écrivain, mais surtout inspecteur général des monuments historiques qui le choisit.
Prosper Mérimée connaît bien le jeune Eugène. Depuis longtemps amis, ils ont ensemble inventorié les richesses du patrimoine français au cours de tournées d’inspection. Au fil de cette fréquentation, l’inspecteur général des monuments historiques s’est rendu compte à quel fin connaisseur de l’architecture médiévale il avait affaire. À rebours des élèves des Beaux-Arts imprégnés de culture antique, Viollet-le-Duc admire l’œuvre du Moyen Âge, et par-dessus tout, les réalisations gothiques. À ses yeux, l’architecture gothique a plusieurs mérites :
- elle est nationale (c’est une invention française),
- elle est rationnelle (c’est un système de construction qui donne la primauté à la structure et non à la forme et à l’ornementation),
- elle est laïque (l’élite urbaine a principalement financé ou bâti les cathédrales). Ce point est contestable.
- Elle est flexible (elle s’adapte à différents types de monuments et à l’environnement local comme le climat ou les matériaux à disposition)
Cette passion, Viollet-le-Duc l’exprime notamment par la rédaction d’un colossal Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle. Publié de 1854 à 1866, l’ensemble se déploie en 10 volumes et intègre 3367 figures ! Cette encyclopédie fait encore autorité aujourd’hui.
Le passage de Viollet-le-Duc à Vézelay suffit à établir sa réputation. Il est mûr pour des chantiers plus importants.
Le restaurateur controversé d’églises et de châteaux
Nef centrale de Notre-Dame de Paris
En 1844, Viollet-le-Duc remporte avec l’architecte Jean-Baptiste Lassus le concours de la restauration de Notre-Dame de Paris. Les Parisiens vont découvrir le génie à l’œuvre. Au fur et à mesure du chantier, et surtout après la mort de Lassus, ils se rendent compte que Viollet-le-Duc a sa façon bien particulière pour restaurer les monuments. Parmi ses principes, l’unité de style.
« Chaque édifice, ou partie d’édifice, doit être restauré dans le style qui lui appartient non seulement comme apparence, mais comme structure » explique-t-il. Une règle qui se traduit par l’élimination des ajouts postérieurs, surtout quand ils ne sont pas médiévaux.
De cette idée, découle la suivante, plus provocante : « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé un moment donné » (Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, tome 8). Selon ce principe, le restaurateur peut s’autoriser à ajouter des éléments nouveaux afin que l’édifice s’approche de son idéal.
Cette doctrine est appliquée à Notre-Dame de Paris. Les sculptures manquantes sur la façade occidentale sont par exemple refaites. À la croisée du transept, la cathédrale retrouve la flèche qu’elle possédait avant la Révolution, mais dans un dessin différent.
Au-delà de la capitale, la nouvelle théorie en matière de restauration essaime un peu partout en France, car, nommé en 1853 inspecteur général des édifices diocésains, Viollet-le-Duc est amené à intervenir, au moins à émettre des avis, sur les chantiers de restauration de cathédrale. Or, ils se multiplient à partir du milieu du XIXe siècle.
Ses choix en matière de restauration valent à Viollet-le-Duc l’hostilité d’une partie de ses collègues, d’autant que le maître fait parfois preuve de mépris et d’intransigeance à leur égard. Plusieurs s’étranglent à l’idée que l'on confie des églises à cet athée anticlérical. Qui plus est à un architecte qui n’a pas fait l’École des Beaux-Arts. Plus généralement, on lui reproche d’avoir la main lourde dans ses interventions. Les tours du rempart de Carcassonne se hérissent d’inédits toits en ardoise. La cathédrale inachevée de Clermont-Ferrand reçoit une façade inspirée du XIIIe siècle, l’époque préférée du maître. À partir de la ruine médiévale de Pierrefonds, Viollet-le-Duc bâtit le Château fort de ses rêves. L’artiste a pris la main sur le restaurateur.
Mais les critiques, les commandes abondent. Jusqu’en Suisse, où on lui demande d’intervenir sur la cathédrale de Lausanne. Amoureux de la montagne, il en profite pour se construire un chalet dans les Alpes. C’est dans cette maison qu’il meurt en 1879, à l’âge de 65 ans.
Passé la Première Guerre mondiale, l’architecte du XIXe siècle n’a plus la cote. Dès les années 1960, le service des Monuments historiques s’interroge sur la nécessité de dé-restaurer certains monuments qu’on lui a confiés. Extrémité à laquelle on se résout à Saint-Sernin-de-Toulouse où l’église abbatiale retrouve en 1995-1996 son état d’avant 1860, c’est-à-dire antérieur à l’intervention du controversé restaurateur.
La face cachée de Viollet-le-Duc
Cour intérieure du Château de Pierrefonds
Réduire Viollet-le-Duc à un rôle de restaurateur ne serait pas faire justice à l’étendue de ses talents. Sa fascination pour le Moyen Âge lui fait explorer la cuisine, l’armement, les vêtements, la décoration et les meubles de cette époque. Si bien qu’à Pierrefonds, il conçoit ou inspire l’ensemble : des murs à la chaise. Parmi ces recherches sur les arts décoratifs se trouvent quelques graines de l’Art nouveau.
Architecte à part entière, il construit des bâtiments aussi divers que des églises (Saint-Denis-d’Estrées), des châteaux (Abbadia à Hendaye, Jaquesson à Châlons-en-Champagne) ou des immeubles parisiens (rue Condorcet, rue de Douai…). Toutefois, son projet pour l’opéra Garnier n’est pas retenu. Son rôle dans la conception de la statue de la Liberté est généralement oublié. C’est pourtant lui qui conseille au sculpteur Bartholdi, son ancien élève, d'employer des plaques de cuivre pour la fabriquer.
Sa contribution à la sauvegarde du patrimoine médiéval française lui donne aujourd’hui une image passéiste. Or, Viollet-le-Duc est aussi un théoricien de l’architecture de son temps. Un temps bouleversé par l’utilisation de nouveaux matériaux (fonte, acier), par de nouveaux besoins (gare, halle, hôtel de ville…) et par un boom économique (Révolution industrielle). Adepte du rationalisme, l’architecte parisien préconise l’édification de bâtiments où la fonction et la structure l’emportent sur le traitement formel et décoratif. Un programme inspiré de son idéal gothique et une leçon qui influença la révolution architecturale du XXe siècle. Des architectes modernes ont puisé dans ses livres comme Hector Guimard, Le Corbusier, Antoni Gaudí ou l’Américain Frank Lloyd Wright.
Depuis la fin des années 1970, centenaire de sa mort, Viollet-le-Duc retrouve quelques faveurs. Chacun convient que ce travailleur infatigable a laissé une œuvre immense, qu’elle soit écrite ou matérialisée dans la pierre. Son nom reste attaché à la restauration des monuments historiques au XIXe siècle. Au point qu’il est aujourd’hui beaucoup plus célèbre que les auteurs des cathédrales qu’il a sauvegardées.
Principaux chantiers de restauration :
- Collégiale de Clamecy
- Abbaye de Vézelay
- Basilique de Saint-Denis
- Cathédrale d’Amiens
- Cathédrale de Clermont-Ferrand
- Cathédrale de Carcassonne
- Cathédrale de Reims
- Cathédrale Auxerre - Saint-Étienne
- Cathédrale de Lausanne
- Abbaye Saint-Sernin de Toulouse
- Remparts de Carcassonne
- Remparts d’Avignon
- Château de Coucy
- Château de Pierrefonds
- Château de Roquetaillade
Article de Laurent Ridel, Historien et créateur du site : Décoder les Eglises et les Châteaux