Le Château Mounet-Sully, posé sur les hauteurs du lieu-dit de Garrigues à deux kilomètres du centre de Bergerac, apparaît comme un décor de théâtre échappé de la Belle Époque, plus proche d’un songe de tragédien que d’une demeure périgourdine traditionnelle. Bien plus qu’un château, cette ancienne ferme fortifiée métamorphosée en « folie » néo-romantique condense les obsessions d’un homme pour la scène, le verbe et la représentation de soi : Jean-Sully Mounet, dit Mounet-Sully, premier « monstre sacré » du théâtre français.​

Un tragédien en quête de scène totale

Né à Bergerac le 27 février 1841 dans une famille protestante aisée, Jean-Sully Mounet est d’abord destiné au pastorat avant de rompre avec cette voie pour s’engager corps et âme dans le théâtre, qu’il vivra comme un véritable sacerdoce. Devenu sociétaire de la Comédie-Française en 1874, il s’impose par son physique imposant et sa voix de stentor dans les grands rôles tragiques – Hamlet, Othello, Hernani, Ruy Blas – jusqu’à son triomphe d’Œdipe roi au théâtre antique d’Orange en 1888, qui consacre sa réputation en Europe et jusqu’aux États-Unis.​

À la fin des années 1870, au sommet de sa carrière, il décide de revenir à Bergerac pour transformer le domaine de Garrigues, hérité d’anciennes constructions des XVIᵉ et XVIIIᵉ siècles, en un refuge spectaculaire où sa vie quotidienne se confondra avec le théâtre. Ce projet de « maison-spectacle », pensé comme une villégiature de fêtes et de création, va l’occuper pendant plusieurs décennies et marquer durablement le paysage bergeracois.​

Un château comme un décor d’opéra

Pour donner forme à ce rêve, Mounet-Sully s’adjoint les talents de l’architecte parisien Samuel Henriquet, adepte des compositions complexes et historicistes, déjà remarqué pour la villa du docteur Maire à Vichy. Ensemble, ils orchestrent une transformation en trois grandes campagnes, greffant à la ferme fortifiée du XVIᵉ siècle un corps de logis du XVIIIᵉ puis une spectaculaire extension du XIXᵉ siècle, sans chercher l’unité mais le pittoresque et l’effet de surprise.​

Le résultat est un véritable « catalogue de styles » : au sud, une tour évoquant tantôt un donjon roman, tantôt une tour dite « carolingienne », ceinte de faux mâchicoulis et d’un chemin de ronde, se combine à une aile percée d’ogives néo-gothiques, de lucarnes à frontons et d’escaliers brisés, comme un décor d’opéra en trois dimensions. Le château, entouré d’un parc arboré de quatre hectares, compose un labyrinthe de couloirs, coursives, étroits escaliers et petites salles qui renforcent l’impression de « jeu de piste » scénique voulue par son propriétaire.​

Cloître intime et intérieur théâtral

À l’arrière de l’édifice, Mounet-Sully fait aménager un cloître néo-roman dont les chapiteaux, confiés à l’artiste bergeracois Pavie, ajoutent une note monacale et romantique à l’ensemble. Ce cloître encadre un patio fleuri, véritable coulisse à ciel ouvert qui fait dialoguer jardin, architecture et mises en scène improvisées lors des séjours du tragédien.​

L’intérieur reprend la même veine spectaculaire : au premier étage du donjon, la chambre du maître est entièrement ornée de peintures murales dues à Léo Devred, chef des ateliers de décoration de la Comédie-Française, transformant la pièce en prolongement direct de la scène. Parquets dessinés, plafonds à caissons, boiseries travaillées et grandes cheminées forment un décor d’apparat où chaque salon semble attendre une réplique, un rideau qui se lève ou une entrée de personnage.​

Un théâtre privé pour le Tout-Paris

Au rez-de-chaussée du donjon, Mounet-Sully fait aménager un vaste atelier-salle de spectacle, avec une partie surélevée servant de scène pour des lectures, répétitions et représentations privées. Ce petit théâtre, intégré au cœur même de l’habitation, est l’une des signatures les plus frappantes du château : il permet au comédien de continuer à « jouer » loin de Paris, entouré d’amis, d’auteurs et de confrères.​

Le domaine devient vite un lieu de villégiature recherché par le milieu artistique parisien, qui y afflue chaque année, notamment à la fin de l’été. Parmi les invités les plus illustres figure Sarah Bernhardt, partenaire et compagne de Mounet-Sully, qui séjourne régulièrement dans une chambre du donjon, ainsi que d’autres grandes figures comme la danseuse Isadora Duncan et des poètes parnassiens, faisant de Garrigues un carrefour de la vie culturelle de la Belle Époque.​

Fratrie d’artistes et mémoire vivante

Paul Mounet, frère cadet de Jean et lui aussi sociétaire de la Comédie-Française, joue un rôle central dans la vie du château, où il partage répétitions et soirées avec le « géant tragique ». Pionnier du cinématographe, il incarne le passage du théâtre classique aux nouvelles formes de spectacle, ce qui renforce encore la dimension de laboratoire artistique du domaine de Garrigues à l’aube du XXᵉ siècle.​

À la mort de Mounet-Sully en 1916, le château reste le témoin de cette période-charnière où le romantisme finissant se heurte à la modernité littéraire, technique et sociale. La propriété, désormais connue sous le nom de château Mounet-Sully, conserve l’empreinte de cette fratrie d’acteurs qui aura lié pour toujours Bergerac aux grandes heures de la scène française.​

Classement, restaurations et usage actuel

Partiellement inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques depuis 1975, l’édifice est reconnu comme monument historique des XVIᵉ, XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, tant pour ses volumes extérieurs que pour la qualité de ses décors intérieurs. À partir des années 1980, notamment sous l’impulsion de la famille Lonvaud, de vastes campagnes de restauration redonnent son lustre à la demeure, en sauvegardant cloître, mosaïques d’inspiration byzantine, boiseries, parquets, plafonds et imposantes cheminées.​

Aujourd’hui, le château, entièrement meublé, s’ouvre au public à certaines périodes, proposant visites, animations et parfois événements culturels qui renouent avec sa vocation première de maison de théâtre. Dans ce décor préservé, la figure de Mounet-Sully demeure omniprésente : chaque salle, chaque perspective architecturale rappelle la volonté du tragédien de faire de sa vie – et de son refuge périgourdin – une œuvre d’art totale, où la Belle Époque continue de se mettre en scène.